La langue opaque
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L’immense succès du film de Dany Boon « Bienvenue chez les Chtis » en fait un vrai phénomène de société. Nous nous attacherons ici à jeter un éclairage sur l’un des ressorts du film : la confrontation des parlures et des variétés langagières. Rappelons brièvement le synopsis : Philippe Abrams (interprété par Kad Merad), directeur de la poste de Salon-de-Provence, est muté à Bergues, petite ville du Nord. Il découvre un endroit charmant, des gens accueillants, et, surtout, un langage particulier.
« On est cousins avec les Picards »
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Qualifié dans le film de « chtimi », il s’agit bien évidemment du picard, langue de France (au sens du rapport Cerquiglini) parlée dans les régions Picardie et Nord-Pas de Calais et la province belge de Hainaut. Dans le film, Dany Boon ne s’y trompe pas, qui cherche à apprendre à son nouvel ami provençal « à parler le chti, ou le picard : on est cousins avec les Picards ».
Le picard dans le Nord-Pas de Calais pâtit de la perte ancienne de son glossonyme traditionnel, qui a vu son usage se superposer étroitement au toponyme « Picardie », dans une extension géographique restreinte. Dès lors, des glossonymes de substitution ont pris le relais : le générique « patois », l’énigmatique « Rouchi » (désignant les parlers du Valenciennois), et surtout le populaire « Chtimi » (ou « Chti » par apocope). Le mot, né dans les tranchées pendant la première guerre mondiale pour désigner les Poilus du Nord, visait initialement les habitants d’une région aux contours fluctuants (l’Artois minier, le Bassin minier dans son ensemble, le département du Nord ?). Il s’entend maintenant pour l’ensemble des habitants du Nord-Pas de Calais, et leur langage.
« Vous avez mal quand vous parlez ? »
Si le message du film se veut valorisant, en particulier pour la langue, l’image qui en ressort reste très caricaturale. Au tout début du film, le truculent personnage incarné par Michel Galabru en donne une sorte de mode d’emploi :
« Ils font des [o] à la place des [a], des [k] à la place des [ch], et les [ch] ils les font, mais à la place du [s]. Et quand tu crois tout comprendre, tu apprends que ‘serpillière’ ça se dit vassingue ».
Cette parlure est donc définie d’emblée par une énumération de correspondances systématiques entre certains phonèmes « chtis » et ceux du français. On apprend néanmoins que le contraste s’étend au lexique (vassingue).
Le programme initial se traduit dans la suite du film par un picard réduit à quelques traits phonétiques saillants, dont le lexique et la morphologie sont très appauvris, et, qui plus est, truffé d’hyperdialectalismes par des acteurs peu habitués à son maniement. On a ainsi du mal à s’extraire de la perception traditionnelle du picard comme « déformation du français ». Le premier échange entre le « Chti » (Dany Boon) et le Provençal (Kad Merad) est symptomatique : le premier vient de se faire renverser par la voiture du second, qui redoute que l’étrangeté de son langage ne soit une conséquence de l’accident : « Votre mâchoire, vous êtes blessé ? vous avez mal quand vous parlez ? ».
Cette pauvreté a peut-être contribué à la réception du film par un large public, qu’aurait pu rebuter des dialogues en « vrai » picard. Lorsque celui-ci surgit, fugacement, dans la bouche de l’excellent Fred Personne, son opacité joue d’ailleurs un vrai rôle dramatique en provoquant l’incompréhension et la panique du postier expatrié...
« Chez les Chtimis, tout le monde parle chtimi »
« Bienvenue chez les Chtis » se déroule dans un Nord imaginaire où tout le monde parlerait la langue régionale - ce qui, on s’en doute, est loin d’être une réalité. D’après l’exploitation régionalisée de l’enquête INSEE-INED de 1999, la proportion d’adultes se déclarant concernés par la langue (indépendamment du glossonyme employé) varie entre 10 et 27 %. Le picard est réservé à certaines situations d’usage, en particulier la communication non-formelle. Certaines scènes du film sont donc tout simplement impossibles : les employés de la Poste s’adressant en picard à leur nouveau directeur, ou passer une commande en picard dans un restaurant du Vieux-Lille (quartier réputé « bobo » !).
En revanche, cette dernière scène illustre de façon réjouissante la possibilité d’apprendre le picard. Même si le film reste là encore dans la caricature, il est bon de rappeler que le picard, pas plus qu’une autre langue, ne doit pas être nécessairement « tété avec le lait de sa mère » pour être pratiqué - et d’ailleurs, l’acteur Kad Merad en fait la démonstration, s’en tirant très honorablement dans cet apprentissage.
Plus gênante, pour un film dont l’action est située à Bergues, est l’occultation de l’autre langue régionale du Nord-Pas de Calais : le flamand. Ce « chti » qui résonne de façon exclusive dans les rues de Bergues-la-Flamande a légitimement choqué nombre d’habitants et de militants associatifs.
« Bravo Biloute ! »
On regrette d’autant plus les approximations du film quand on les compare au spectacle et au DVD « Dany Boon à s’barraque et en chti », où l’auteur, en 2003, maniait une langue picarde de bien meilleure facture - ce qui ne l’a pas empêché, déjà, de rencontrer un immense succès dans la France entière. Mais n’oublions pas que Dany Boon l’humoriste n’avait pas pour ambition de réaliser un reportage sur les pratiques linguistiques du Nord de la France. En l’état, le film a le mérite original d’attirer l’attention sur la variation linguistique au sein de l’espace national, et de montrer combien la langue peut parfois devenir opaque - salutaire antidote à l’illusion, typiquement française, du triomphe du monolinguisme...
Article à paraître dans Langue et Cité, bulletin de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France
[1] Les intertitres sont tirés des dialogues du film